Le zoom du mois d’avril 2024 avec Laurence Leblanc

L’Entretien,

Un parcours, un destin, une vie photographique
par Valentin Bardawil et Charlotte Flossaut

Valentin Bardawil : Comment commences-tu la photographie ?

Laurence Leblanc : Enfant… dans la campagne… je photographie dans une ferme. J’ai toujours vécu à Paris, mais pendant 7 ans j’allais dans le perche à 1h30 de Paris, à l’époque ce n’était pas à la mode d’aller là-bas. J’y suis allée jusqu’à mes 13 ans. C’était une ferme entourée d’une centaine d’hectares de champs, il y avait des moutons, des bœufs, deux chevaux percherons pour le travail de la ferme, car les moissonneuses batteuses ne venaient que l’été pour ramasser le blé. J’ai le souvenir d’être allée à Nogent-le-Rotrou en carriole tirée par un cheval, pour aller chez le maréchal-ferrant, nous étions au milieu des voitures, c’était insolite en 1975. Lorsque j’ai regardé le livre de Raymond Depardon, La ferme du Garet, j’ai compris alors, que j’avais vu dans mon enfance une agriculture que je n’aurais pas dû connaître. C’est comme avoir découvert l’activité agricole et l’élevage d’animaux d’avant la guerre.

VB : Et tu as photographié cette agriculture ?

LL : Je l’ai photographiée avec un petit appareil Kodak que m’avait donné ma mère. Il ne reste presque rien de ces images, mais je me souviens très bien que j’aimais beaucoup partir à l’aventure pour capter des instants, puis nous allions apporter les films dans une boutique d’appareil photos, dans la rue principale de Nogent. J’attendais les clichés avec impatience et j’étais toujours déçue. Je faisais essentiellement des photos couleurs, elles ont très mal vieilli. Mon grand-père que j’ai peu connu faisait aussi de la photographie en amateur. L’expérience dont je me souviens c’est que je partais souvent seule, avec un livre, le boitier, et que je m’ennuyais très vite… En même temps c’était ambivalent, car j’aimais être loin et voir quand même ce qui se passait dans la ferme, c’était déjà très photographique. J’ai retrouvé cela en partant photographier le monde : même si tu as envie de participer, tu te mets volontairement dans une solitude, dans une forme de retrait pour poser un regard. Ce lien avec la nature et les animaux a été une période très importante pour moi. Il y avait des agneaux, des naissances et aussi la mort avec les poules et les lapins, que la fermière tuait devant mes yeux d’enfant. Cette ferme c’était l’aventure, la liberté totale. Il y avait des choses mystérieuses, des souterrains qui avaient servi pendant la guerre, je passais mes journées dehors à courir dans les champs.

VB : À quel moment tu vas faire de la photographie de manière plus professionnelle ?

LL : Avant de commencer ma carrière de photographe, j’ai fait de la peinture à l’huile et du fusain, ma mère m’avait inscrite à l’école Martenot. Ginette Martenot en 1932 avait créé des méthodes d’apprentissages ludiques et sensorielles, axées sur l’épanouissement personnel et l’harmonie du geste. Chaque exercice était l’occasion de découvrir nos ressentis et nos moyens d’expressions singuliers. Une fois par semaine j’allais chez une dame, elle avait réservée chez elle une pièce pour l’apprentissage, c’est là que j’ai appris la liberté d’expression et la peinture à l’huile. C’est là aussi que j’ai souri à sa fille qui était une enfant trisomique, sa joie de vivre me touchait. Mes premières photos en noir et blanc avec du grain, c’est réellement l’expression d’une continuité, un retour à la matière, au dessin et au fusain que j’avais connu et expérimenté enfant.

VB : Pour en revenir à tes débuts dans la photographie, tu commences en faisant du reportage et en photographiant Higelin et Peter Gabriel?

LL : Je n’ai jamais eu l’impression de faire du reportage. Avec l’apprentissage du fusain, de la peinture à l’huile et de la gravure, même si tout cela s’arrête lorsque je rentre au lycée, je me rends compte ; dans mes cours d’arts plastiques au sein du collège ; que j’ai acquis une grande liberté. Je ne me censure pas dans mon expression artistique. Je n’ai pas peur. Après mon bac, je fais l’Académie Charpentier, il y a des cours de photographie et le professeur nous demande d’aller photographier quelqu’un que l’on ne connaît pas. Je pense à Francis Huster. C’était l’époque où il dormait dans les théâtres et où il jouait le rôle de Gustave Malher, j’aimais sa liberté. Je vais le voir et il accepte ma proposition de le photographier. Je fais un portrait de lui dans les loges avant le spectacle. J’avais commencé à apprendre à faire des tirages, et donc naturellement c’est à Francis Huster que je donne un de mes premiers tirages. Ensuite vient ma rencontre avec Jacques Higelin. Je suis à la Fnac pour acheter des cuves et installer un petit laboratoire chez moi, dans une minuscule pièce de rangement. Il est là pour une discussion avec le public. En passant à côté de l’auditorium avec mes cuves sous le bras, je m’arrête, curieuse et j’entends une personne qui lui dit : « c’est facile pour vous de dire cela, vous êtes Higelin mais nous comment on fait? » et Higelin leur répond que « les seules limites sont celles que l’on se pose… ». L’envie de rencontre et de photographie m’envahit. Consciente qu’il n’y a pas de hasard, timide, je me décide et échange quelques mots avec lui. À ce moment-là, j’étais habitée par un désir naissant d’aller à la rencontre d’individualités atypiques, d’être en contact avec « des passeurs », des personnes qui créent des ponts « entre ». J’avais besoin de sortir d’une sorte d’enfermement, d’une vie à Paris qui n’était pas assez large et ouverte pour moi.

VB : Tu rencontres Higelin alors que tu es en train d’installer ton premier labo?

LL : Plus incroyable, je commençais à pratiquer le bouddhisme depuis quelques mois et j’étais allée acheter le jour-même des revus sur le sujet. Je sentais que ça me donnait de la force. Je voulais tester cette pratique. Quelqu’un m’avait dit : « tu peux réaliser tes rêves », j’ai voulu voir si c’était vrai. J’ai donc demandé à Higelin si je pouvais le suivre dans son travail et réaliser des photographies. L’idée était de capter une manière d’être, la sienne, cette liberté qu’il avait et qui me fait penser à celle d’un chat qui n’est jamais là où on l’attend.

VB : Et qu’est-ce qu’il t’a répondu?

LL : Qu’il était bientôt au Rex pour un mois. Je lui ai proposé de faire des photos pendant les répétitions, il m’a dit oui. Cela n’a pas été simple car j’étais très timide mais j’ai photographié. Il y avait les Zap Mama avec lui, cinq chanteuses la plupart d’origine africaine, dont Marie Daulne belgo zaïroise, la créatrice du groupe. Higelin les avait rencontrés quelques mois avant et les avait invités à partager la scène et la tournée avec lui. C’était joyeux, extravagant, la fête tous les soirs. Il y avait la présence de l’Afrique grâce a leurs voix a capella et déjà je sentais un lien profond avec ce continent.

VB : Tu as été proche de lui?

LL : J’ai assisté à toutes les répétitions. J’ai fait beaucoup de photos puis j’ai beaucoup travaillé, j’ai sélectionné et réalisé des tirages dans ma petite pièce ; avec mes cuves achetées à la Fnac ; et j’ai tout rassemblé dans un livre, afin qu’il voit mon travail. Il y avait 70 photos environ et j’avais aussi écrit quelques textes. Lorsqu’il a eu le recueil dans les mains il a été très surprit, car il ne m’avait pas vu « faire ». Il n’avait pas vu la photographe. (Dans la réalité il n’aimait pas être photographié). Je lui ai donné ce petit livre, simplement, heureuse de cet échange naturel. Quelques mois après, la maison de disques m’a appelé pour me dire que Jacques voulait mettre une de mes photographies dans son album. La somme que j’ai reçue, à l’époque, 7000 francs (1100€), m’a permis de faire l’installation d’un petit hôtel pour pratiquer mon bouddhisme. Parallèlement je travaillais comme graphiste pour une société qui devait licencier des personnes, je suis allée voir mon directeur et je lui ai demandé de partir. Il a accepté à contre cœur. On est en 1993, j’ai un petit peu de marge financière, je décide de me lancer comme photographe.

VB : C’est là que tu vas rencontrer Peter Gabriel?

LL : Oui avec cette même volonté de tester cette dynamique d’ouverture. Je voulais continuer à rencontrer des personnes qui étaient dans le lien, toujours cette idée de pont entre deux rives. C’est la musique du film de « Birdy» qui m’avait donné l’intention. Je me sentais en décalage depuis toujours avec le monde et j’avais besoin de ces rencontres.

VB : Et cette fois-ci comment se passe la rencontre?

LL : C’est à un de ses concerts en France que j’ai commencé à photographier Peter Gabriel. Mais les photos que j’ai développées le soir même étaient à mes yeux sans intérêt, j’ai dû retourner au concert le lendemain. Je m’étais approchée de la scène pour avoir un meilleur angle de prise de vue et étonnamment à la fin du concert, la personne qui se trouvait à côté de moi me donne son badge pour aller en backstage, où je me suis retrouvée avec une jeune femme de mon âge, qui attendait elle-aussi Peter Gabriel que nous n’avons pas pu rencontrer. En allant boire une bière avec elle, j’apprends le nom de l’hôtel dans lequel il était descendu. Le lendemain je vais à ma formation de cours d’anglais que j’avais décidé de faire, suite à mon licenciement et en sortant je décide d’aller à l’hôtel, avec cette idée de tester et de répondre sans peur à ces cailloux qui jalonnaient mon nouveau chemin. À peine assise dans l’entrée de l’hôtel, je vois la porte de l’ascenseur s’ouvrir et Peter Gabriel en sortir. Je me dirige vers lui et tranquillement je lui exprime mon envie de photographie, je lui parle de Youssou N’Dour que j’avais photographié avec Higelin et avec qui il était ami. Il m’écoute, je lui laisse ma carte de visite, tout en sachant qu’il ne va pas m’appeler mais cette rencontre me donne l’impulsion et l’intuition de continuer et de retourner faire des photos pendant ses concerts. En développant mes films, je vais me rendre compte que j’ai des photos intéressantes. Puis encore un signe, quelqu’un m’incite à aller à un concert qu’il donnait à Londres, je prends un bus et j’y vais. Là, je sentais bien que je dépassais mes limites, j’étais vraiment morte de trouille. À Londres, je m’assieds dans un café près de la salle de concert, je bois café sur café et je bosse mon anglais. Je ne voulais pas passer pour une fan —quand tu rodes près des stars tu peux vite passer pour une fan— et là je vois un homme que je connaissais qui sort et qui me fait rentrer dans la salle. Le concert se passe et comme pour Higelin je voulais seulement offrir mon travail, j’avais donc mis la sélection de tirages argentiques dans deux livres au format 15/20. À la fin du concert, à nouveau un musicien de la première partie m’ouvre le chemin, il me dira plus tard : « c’était une évidence que tu devais passer les barrières et venir avec nous ».  Dans la salle de réception, je réussis à donner le livre en main propre à Peter Gabriel qui me demande ce que je souhaite et je lui réponds : « faire des photos le lendemain pendant toute la durée du concert » ce qu’il accepte. Après les trois premiers morceaux les photographes anglais présents sont partis et je suis restée seule sur mon promontoire. Je mémoriserais ces instants fragiles avec Sinead O’Connor, voix sublime, femme fragile avec une rage et une liberté sans faille. Ensuite, la maison de disque Real World va me contacter, ils voulaient mes photographies pour une double page dans le livret vendu dans les concerts. Puis je serai invitée à suivre la tournée « Secret world tour » en 1994 en Australie, en Nouvelle-Zélande au Japon et à Hong Kong.

Charlotte Flossaut : Tu as toujours une relation avec lui?

LL : Je l’ai croisé il n’y a pas très longtemps, je lui ai donné mon dernier livre, Où subsiste encore, il a fait aussi la préface de mon autre livre publié en 2003, Rithy, Chéa, Kim Sour et les autres.

VB : C’est après ce travail avec Peter Gabriel, que tu vas commencer ton travail que je qualifierai d’« auteur », même si ces photos de concerts sont déjà très personnelles?

LL : Oui mais avant de commencer mes photos d’enfants qui sont le démarrage de mon travail personnel, je récupère des négatifs de mon grand-père, qu’il avait fait de ma mère quand elle était enfant à la ferme.

VB : Ce sont des photos de ta mère au même endroit que là où tu allais quand tu étais enfant?

LL : Absolument. Et je vais travailler toute cette matière, je recadre les images, choisis des photos un peu floues et ressort ce qui m’intéresse. Avec ce travail, je précise mes choix de développement, de papiers, de tirages, j’apprends beaucoup. Je fais un récit avec cette sélection que je commence à montrer.

CF : Est-ce avec ce travail que ton rapport au flou commence à arriver?

LL : Non, il vient plutôt de mon rapport au fusain.

CF : Peux-tu nous parler de ton rapport au flou qui est quelque chose d’important chez toi et qui me semble définir ton geste photographique?

LL : Avec Higelin et Peter Gabriel, j’ai encore une sorte de pudeur, je suis un peu à distance, j’ai du mal à m’approcher, je suis très timide, l’appareil est réellement un outil pour rencontrer, il est encore là pour me protéger et j’en ai conscience. Je suis beaucoup dans le grain et la matière du fusain. Un flou plus radical et surtout maitrisé va arriver ensuite dans mes premières photos de la série D’enfant, il évoque le rapport au temps, l’impermanence des phénomènes aussi, l’idée d’essayer de ne pas s’arrêter à ce que l’on voit. Il devient un vrai positionnement, comme avec la photo de l’enfant avec le ballon que j’ai tout de suite vu comme un autoportrait. L’enfant tombe et il se relève, il a l’intuition que la vie bouge tout le temps, il a conscience qu’il y a autre chose derrière le visible. Je commence à prendre conscience que cette fragilité, cette sensibilité que j’avais comme enfant est en train de devenir une force.

VB : Justement peux tu nous parler de cette transition qu’on voit dans ta photo entre Higelin, Peter Gabriel et les séries qui viennent après comme celle D’enfant?

LL : Quand j’étais dans le monde de la musique, les productions ne comprenaient pas vraiment ce que je cherchais. Je ne faisais pas des photos « classiques », destinées à la presse ou à la communication et ça me jouait des tours. Bien après la tournée de Peter Gabriel je refais des photos de Jacques Higelin pendant ses répétitions au Cirque d’Hiver. La production manquait de photos récentes, ils me demandent de voir mon travail. Je fais des tirages et apporte quelques images le lendemain. Le producteur les regarde et il n’aime pas. Juste à ce moment-là Higelin arrive dans la loge et vient vers moi en me disant « ça va Laurence ? », je lui réponds que « tout va bien », il me dit « non ça ne va pas… » Il insiste, je sors de la loge et je finis par lui répondre : «La production n’aime pas les photos». Sa réponse fut : «tu n’en as rien à faire, toi tu es une artiste.» C’est cette histoire qui m’a fait passer à autre chose. Je ne voulais plus avoir affaire aux productions. Il fallait que je parle en mon nom, être à l’écoute de cette nécessité d’être au monde. Dans cette nouvelle recherche c’était une évidence de partir de ce moment clé qu’est l’enfance. Toute cette construction, cette confrontation, cette expérimentation du réel c’était ma base.

VB : Donc après t’être réapproprié les photos de ton grand-père qui avait photographié ta mère enfant, un travail qui résonnait avec ta propre enfance tu te lances sur cette thématique de l’enfance qui est un sujet fondamental pour toi, peux-tu nous dire où elle va te conduire?

LL : L’enfance est un moment décisif dans la construction d’un individu, je pars donc au Cambodge pour voir, comment un enfant se construit dans un pays, où sont présents les traumas du génocide et où les parents font des cauchemars et ne parlent pas ou peu. Ensuite j’établis un lien entre l’enfance et les nonnes, ces vieilles femmes qui finissent dans les pagodes et qui ont connu la guerre. Je vais vers les moments fondamentaux de la vie et en même temps vers des individus que plus personne ne regarde. Puis vient mon travail pour « Action contre la faim », qui me passe commande à deux reprises, pour faire un travail un peu plus documentaire. Ils m’envoient en Somalie, en 2004 où je fais la série Faim mythique, puis à Kinshasa, en Sierra Léone où je travaille la question de l’urbanisme, sujet sur lequel ils réfléchissaient avec l’architecte et militant politique Roland Castro. Ils se demandaient « comment intervenir quand arrive un drame dans des villes devenues si denses ». J’ai continué mon travail en Afrique avec des extensions à Cuba, à Madagascar et au Brésil. Puis arrive une période où je vais me poser beaucoup de questions sur la photographie, je vois disparaitre certains papiers, des films que j’utilise. Je me demande si je dois m’accrocher au passé où suivre le mouvement. Nous sommes dans le passage de l’argentine au numérique. C’est, habitée par ces questions que je fais à Paris en 2006 la série : Objets perdus. En 2012, je retourne au Cambodge pour évoquer la question du lien, et de l’échange naturel dont parlait La Bruyère et faire une série sur les mains en couleur.

VB : Le médium photographique semble t’aider à te construire et à trouver ta place, aussi bien comme photographe que comme femme? 

LL : Je vois mon parcours comme un processus de transformation, en lien avec les transformations du monde, avec le milieu de la photographie, avec les supports, avec  le médium photographique. À mon sens, toutes ces transformations auxquelles nous sommes confrontés nous obligent encore plus, à nous poser la question du sens. Aujourd’hui nous vivons dans un monde d’images et je me demande pourquoi ajouter des images à des images. Depuis l’arrivée du numérique, j’ai l’impression que l’image « ne montre plus » mais qu’elle « se montre ». « La dictature de la visibilité » est une question qui se pose. Depuis mon voyage en Afrique du Sud en 2016 je n’ai pas beaucoup photographié. Donc je m’interroge. Quel est le sens de produire des images, d’être seule face à ses images? Pourquoi continuer à en faire dans ce contexte. Je me suis posée la question d’arrêter la photographie… Dans mon parcours, j’ai toujours eu des jolies « choses » qui m’ont donné envie de continuer, des rencontres fortes, comme cette femme que je croise un jour à un vernissage et qui me dit : « vous ne le savez pas mais je vous ai acheté une photo et elle m’a sauvé la vie ». Ou quelqu’un qui m’appelle pour me dire que sa photo est abimée et qu’elle veut la remplacer. En allant chez elle pour remplacer le tirage abîmé, elle refuse de me le donner, me disant qu’elle ne peut pas s’en séparer. J’ai toujours eu ce genre d’histoires et un jour elles se sont arrêtées. Je n’ai plus vécu ces moments et ils m’ont manqué. J’avais toujours pris du temps pour faire des images, pour faire des choix, pour extraire la quintessence de ce que je photographiais, mais si je n’avais plus ces liens, pourquoi alors continuer la photographie. J’étais dans ce questionnement existentiel quand la vie m’a rattrapée et que je vais perdre beaucoup de proches en un mois et demi. Les disparitions questionnent, lorsque l’on perd des êtres chers, des amis, il apparaît d’autant plus l’envie et le besoin d’aller dans la reliance et le partage. De manière plus large je sentais qu’un monde avec lequel je m’étais construite commençait à disparaître.

VB : Quand tu dis que tu es «rattrapée par la vie», qu’est-ce que cela signifie?

LL : Je vais dire une évidence mais la photographie inscrit, porte une trace, elle est en lien avec le temps, avec l’amour et avec la mort. Alors quand en un mois et demie quatre personnes importantes dans ma vie disparaissent, quand je fais face à la maladie de mon chat et qu’en même temps j’accompagne à la fin de vie un homme avec qui je suis très liée et avec qui j’ai vécu, j’ai l’impression d’être « rattrapée par la vie ». Mais le plus étrange pendant cette période, c’était que j’étais prête à vivre cela, je faisais face. Je continuais à honorer mes rendez-vous en zoom pour le travail, j’acceptais ma réalité, la beauté comme la tristesse et même le rire. Je savais que tout tenait à un fil, que je me devais d’être très attentive au moindre pas. La force et la fragilité étaient, plus que jamais intimement liées. L’instant présent, vécu, pleinement, en conscience. L’enfant que j’avais été, « sans filtre», amoureuse des animaux et des hommes, revenait à la surface. Mais je savais aussi que je m’étais toujours protégée avec la photographie et que je ne voulais plus de cette protection que donne l’appareil, cette distance qu’il met avec le monde. C’est cela que j’appelle être « rattrapée par la vie » et ce passage est à la fois terrible et merveilleux.

VB : Penses-tu à ce moment-là que tu peux vivre sans la photographie?

LL : C’est le principe de réalité, mes liens avec la photographie sont distendus : je n’ai plus de galerie et je dois me séparer de mon laboratoire argentique que je gardais depuis des années. Mon choix est de rester droite et d’utiliser ce que je suis et ce que j’ai, pour avancer et pour ouvrir encore plus… J’écris mon premier livre, qui raconte cette traversée et cette histoire abracadabrante de mon chat, de mon ami et de la rencontre d’une chirurgienne vétérinaire incroyable. Cette synchronicité des évènements me révèle mon attachement à toutes les formes de vivant quel qu’il soit. Puis de manière inattendue mais pourtant cohérente, je vais apprendre à « soigner » les chevaux avec mes mains, c’est à un moment où je travaille sur une rétrospective de mes photographies pour le musée Niépce. En parallèle, je retrouve l’envie de photographier cette chirurgienne, qui s’était occupée de mon chat et avec qui j’ai eu une relation extrêmement forte. Suit la sortie de mon livre Où subsiste encore et mon entrée à la Galerie S. chez qui je viens de faire une exposition. Au moment où je lâche prise avec la photographie, c’est à ce moment-là que la photographie revient.

VB : Tu as gagné ta liberté?

LL : Une liberté qui ne dépend pas des événements extérieurs.

VB : Ni de la photographie?

LL : Ni de la photographie…

VB : Tu m’as dit : « il est plus difficile pour moi de me débarrasser de mes livres que de mes images. La pensée est ce qui sous-tend mon travail ». Peux-tu nous expliquer ce que cela signifie?

LL : Cela signifie que je me sens davantage en lien avec les mots qu’avec les images. L’image est un moyen mais la base est la pensée. J’utilise l’image comme une langue vivante, c’est pour cela qu’elle est troublante, mais c’est la pensée qui me la fait figurer…


«Je vois mon parcours comme un processus de transformation, en lien avec les transformations du monde, avec le milieu de la photographie, avec les supports, avec  le médium photographique. À mon sens, toutes ces transformations auxquelles nous sommes confrontés nous obligent encore plus, à nous poser la question du sens.»





















Dans l’œil de Frédéric Martin,

Dire l’incertain



Une photo floue. Entièrement floue. Avec un enfant, on suppose que c’est un enfant par la petitesse de la silhouette, tenant quelque chose de rond et blanc dans sa main droite, surement un ballon, mais là encore, ce n’est qu’une supposition. L’enfant est dans le coin haut droit de l’image, qui elle est au format carré.

Pas d’indication de lieu, pas d’indication d’époque. Juste cette scène avec ce ballon blanc, punctum de la photographie.

Une sensation étrange qui naît, comme une sorte de malaise, de vertige. D’abord parce que nos yeux n’arrivent pas réellement à s’accrocher à quelque chose ; certes il y a la tâche plus claire du ballon, mais l’absence de netteté générale perturbe, déroute, puis peu à peu perd le lecteur. Nos repères habituels disparaissent, nous cherchons en vain une issue, une compréhension. Mais il n’y en a pas. Simplement cette image sans explications et qui ne donne pas d’explications, ressemblant au lambeau d’un rêve le matin juste après le réveil.

La photographie qui explique trop a quelque chose d’ennuyeux. A force de dire, elle nous prend par la main et nous infantilise ; la force d’une image convaincante c’est sa capacité à nous laisser chercher si ce n’est une explication au moins une sorte de piste.

Cette image floue, justement, laisse libre champ à ce possible. Qui est cet enfant ? Un souvenir ? Un vestige de la propre enfance du/de la photographe ? Un disparu ? La photographie, de façon plus générale, recrée la mémoire. On lui prête le rôle de témoin du réel, mais c’est un leurre, la plasticité de nos souvenirs est telle que l’image va certainement déformer ceux-ci, qui par ailleurs ont déjà été transformés par le temps.

Cet enfant c’est peut-être aussi nos propres souvenirs, notre mémoire. Souvenirs de nos jeux, de nous petit. Souvenirs de nos propres enfants si nous en avons, ou de ceux que nous pouvons rencontrer dans nos quotidiens.

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